Le truc avec l'alcool, c'était que souvent, on ne se rendait même pas compte de l'emprise qu'il prenait sur nous. C'était insidieux. L'alcool était partout, tellement démocratisé, tellement normalisé, on le trouvait partout. Il était si simple de s'en prendre, de s'offrir un verre, puis deux le lendemain et de sombrer dans une addiction sans même s'en rendre compte. Ryuu avait les lèvres légèrement pincées en réalisant que le jeune artiste avait pris l'habitude de se mettre dans cet état. Pas tous les jours, mais c'était assez régulier pour que cela devienne un cycle. Et c'était aussi assez conscient pour qu'il y ait un but derrière sa consommation. Il buvait pour sombrer, c'était anticipé, peut-être même ritualisé. « Je ne veux pas jouer les donneurs de leçons mais au-delà du risque que ça peut représenter pour ta carrière, tu as conscience de mettre ta santé, physique et mentale en danger ? » Comme si penser à sa santé était un déclencheur, le japonais regarda avec une certaine satisfaction Jude entamer la banane, ignorant tout du combat que ce dernier menait avec lui-même pour prendre la première bouchée. De son côté, Ryuu continuait de siroter tranquillement sa boisson, lui permettant de rester éveiller malgré l'heure qui avançait. Avec un léger soupir, le japonais ne comprenait que trop bien ce que voulait dire l'idole mais malheureusement, ne plus penser n'était pas régler les problèmes. « Je comprends tout à fait ce besoin. Mais comme on l'a déjà dit, ne plus penser c'est momentané, à la fin, les pensées et les souvenirs reviennent dès que les effets de l'alcool s'estompent. » Il le regarda avec un regard assuré, qui pourrait même paraître sévère mais il n'en était rien, ceux qui le connaissaient y verraient la tendresse aussi. « Je sais que dans notre métier, quand on est scruté c'est compliqué. Tu as aussi un emploi du temps comme j'en ai jamais eu mais tu as déjà pensé à consulter pour parler de tout ça ? » Ryuu jouait doucement avec la boisson qu'il avait entre les mains. Comme souvent, il s'appuyait sur son expérience personnel pour argumenter sans pour autant en faire une généralité, tout le monde était différent face aux événements. « Je ne parle pas seulement de ce que tu consommes dans des soirées comme aujourd'hui mais de la raison qui te pousse à le faire. » Il humidifia légèrement ses lèvres. « Je sais pourquoi en effet et j'ai conscience des regrets que tu portes mais ce que tu fais ressemble aussi à une punition en plus d'un moyen « d'oublier ». » Il baissa les mains pour reprendre sa boisson en réalisant qu'il venait de mimer les guillemets. « Après mon divorce, j'étais certes malheureux mais j'avais aussi l'impression que c'était de ma faute si on en était arrivé là. Voir des psy pour parler de tout ça, pour m'aider à process et digérer tout ce que je ressentais m'a beaucoup aidé. » Et tout le reste du programme de la cure de désintoxication évidemment mais parler de cet aspect là de sa chute l'avait aussi aidé à se relever. « Je sais qu'en tant que figure publique tu dois avoir des réticences mais les closes de confidentialité et le secret médical sont là pour te protéger. » Car dans l'immédiat, Jude semblait avoir besoin d'être protégé de lui-même plus que de n'importe qui.

Sa santé… Si Jude ne s’évertuait pas autant à cacher l’état de sa santé physique et mentale, il aurait pu lui rire au nez. Il se contente de détourner le regard. Il en vient à éviter de se changer en même temps que les autres membres du groupe et à ignorer sciemment les regards des stylistes. Par chance, si on peut dire, il luttait contre ses TCA bien avant d’arriver à Séoul, alors on ne l’a jamais connu très épais. Néanmoins, rien n’est allé en s’arrangeant… L’industrie du divertissement sud-coréenne ne l’a pas aidé à mieux accepter son reflet dans le miroir, les critiques en ligne et sa rupture avec Shin, non plus.

- Je passe mon temps à le faire vu le rythme de travail qu’on a parfois à l’agence.

Comme ça, on pourrait penser qu’il déteste son activité de chanteur. Ce n’est pas le cas. Il aime la musique et le chant. Composer, écrire, il ne se voit pas faire autre chose. C’est sa façon de s’exprimer, de continuer à penser à Shin l’air de rien. Ce serait mentir de vouloir affirmer que la moitié de ses chansons, toutes celles qui parlent d’amour du moins, ne parlent pas de lui… Jude puise toute son inspiration dans cette relation qui l’a fait grandir, autant qu’elle l’a détruit. Tout ça à cause de l’étroitesse d’esprit d’un manager et sa peur de perdre ce rêve auquel il tenait tant. Il a gagné sa place dans un groupe, certes, mais il a perdu Shin… Il a perdu l’amour de sa vie. Il n’a pas peur de le dire. Il était le premier, on pourrait penser qu’il était naïf et qu’il ne fait qu’idéaliser cette relation puisqu’il n’avait aucune expérience. Quiconque penserait ainsi n’a pas conscience de ce qu’il ressentait pour le jeune homme. Jude n’avait pas d’expérience, Shin est son premier amour, mais il sait…

Il prend une bouché du fruit, Jude sait déjà que la manger en entière relèvera du miracle. Il pourra prétendre se sentir à nouveau mal.

- C’est momentané, mais ça fait déjà du bien.

Au moins, pendant un temps, il ne pense pas à Shin. Il ne voit pas son visage quand il ferme les yeux. Ce regard qui le hante depuis la dernière fois qu’il l’a vu… Pendant un temps, Jude ne se demande pas ce qu’il devient. Est-ce qu’il est heureux ? Est-ce qu’il lui en veut de ne pas s’être battu pour leur relation ? Est-ce qu’il a l’impression que Jude l’a abandonné ? Tous les jours, la culpabilité se fait plus vive. Il aimerait le revoir, juste une fois, pour lui demander pardon… Pourtant, Jude sait que s’il croisait Shin dans la rue, il serait incapable d’aller vers lui.

Consulter ? Jude s’y est toujours fermement opposé. On ne lui a pas non plus forcé la main. C’est toujours plus confortable d’ignorer ses problèmes, plutôt que de s’y confronter, il faut voir la vérité en face. Jude ne veut pas réveiller les fantômes du passé. Le plus douloureux lui fait déjà suffisamment de mal… Et il ne veut pas non plus être confronté à la relation toxique qu’il entretien avec son alimentation.

- Je n’ai pas besoin de consulté, je vais bien.

Mensonge. Le déni a la peau dur. Jude a conscience de ne pas aller bien… Sa santé mentale se dégrade de jour en jour. Il revient lentement mais sûrement à l’état d’esprit qu’il avait peu de temps après sa rupture avec Shin, quand il a été contraint de prendre une pause pour anxiété et malaise répétitifs. Il ne veut pas s’arrêter encore une fois. Il a besoin de se tenir occupé pour garder la tête hors de l’eau.

- Une punition ?

Le chanteur ne veut pas le reconnaître, mais Ryuu a probablement raison… Jude essaie de se faire payer ce qu’il a fait subir à Shin, d’expier ce qu’il pense être une faute dans l’espoir que la culpabilité le laisse en paix.

Il est vrai que confier ses problèmes à quelqu’un peut être risqué en tant que personnalité publique. Il ne tient pas à ce que ses états-d’âme les plus sombres viennent à faire la une des journées. Le secret médical devrait le protéger, en espérant ne pas tomber sur un psychiatre peut scrupuleux. Dans tous les cas, Jude ne veut pas en parler, à qui que ce soit. Pour quoi lui dise quoi ? Qu’il faut tourner la page ? Que ce n’est pas sain de rester tourné vers le passé ? Comme s’il ne le savait pas déjà…

- C’est gentil Ryuu, mais je n’irai voir personne, il conclu d’une voix plus ferme.

Deux malheureuse bouchées de banane ont été avalées, mais il repose le fruit en le remettant dans son épluchure.

- Je ne me sens pas très bien…

Ce qui est vrai… C’est fout l’effet du mental sur le physique.