Son service militaire remonte désormais à quelques années mais elles n’ont jamais eu raison de leur amitié. Dans un tel environnement, il est nécessaire de se créer des liens, d’être solidaires avec les autres pour pouvoir se surpasser ou bien simplement réussir des épreuves. A son retour, chacun avait bien entendu repris le cours de sa vie et une distance s’était quelque peu installée. Pourtant, là-bas, le groupe avait vécu quelque chose d’inoubliable et ce qui les motive à se réunir ce soir. Tous les grades sont de la partie, y compris Ka Eul. Sa présence a toujours le don de rassurer Théo, sachant qu’il passerait forcément un bon moment en sa compagnie. A ses yeux, il ressemble presque au grand frère qu’il n’a jamais eu. Toutefois, content de retrouver ses vieux copains, l’étudiant cherche à discuter et à trinquer avec tout le monde. Les verres s’enchaînent et les hommes autour de la table pourraient devenir les effigies du somaek ou des meilleures bières du pays. Un rire s’échappe de ses lèvres quand l’un d’entre eux demande au propriétaire du bar de diffuser une musique en particulier. Les imbéciles se lancent donc dans une danse endiablée et d’un chant de ce qui s’apparente à leur hymne - après celui de la Corée du sud, bien sûr -. “ Taehwan, tu chantes toujours aussi faux. “ Les remarques s’enchaînent jusqu’au bout de la nuit. Quittant le banc sur lequel il a pris place, il est temps pour eux de retourner à la réalité. Le réveil promet d’être plus difficile pour les plus vaillants. Certains ne sont plus au début de leur vingtaine. Ils se font notamment chambrés mais si Théo n’est pas la cible de ses attaques, il est facile de détecter de la fatigue dans son regard. Pour autant, il ne peut pas s’empêcher de sourire quand il se tourne vers Ka Eul. “ Tu prends le métro depuis la station Jongno ? “ Il voudrait bien faire durer le plaisir. “ Je n’en reviens pas que Wooseok va se marier. Le playboy a réussi à se ranger. Comme quoi, tout le monde change. “ dit-il avant de pouffer de rire.

Tout le monde ne vit pas bien son service militaire, Ka Eul le sait. En ce qui le concerne, il en garde un bon souvenir. Suffisamment pour s’engager quelques années supplémentaires après son service obligatoire. Cette expérience a forgé le caractère qu’il a maintenant et en toute honnêteté, il ne se voyait pas faire autre chose. Poursuivre de longues études ? Très peu pour lui, même si son père aurait adoré qu’il soit médecin, avocat, politique, etc. Finalement, son parcours dans l’armée et en la police nationale semble également l’avoir rendu fier, à défaut d’accepter ses choix dans sa vie sentimentale, il y a au moins cela, mais ce n’est pas le sujet de ce soir… Ka Eul est ravi de revoir ses camarades de l’armée, qu ont fait leur service avec lui ou qu’il a rencontré plus tard, une fois engagé. L’ambiance est agréable, il y a moins cette relation hiérarchique prégnante quand ils étaient à la base militaire. C’est le moment de rattraper le temps perdu. Ka Eul n’a pas gardé contact avec tout le monde, chacun a repris le cours de sa vie, certains se sont mariés, ont eu des enfants, une carrière brillante et moins de temps pour entretenir de vieux liens. Un peu en retrait, un verre à la main, Ka Eul observe les plus jeunes qui semblent s’être lancés dans un karaoké. Il a toujours eu un regard assez paternel pour ses cadets à l’armée ou pour les jeunes qui venaient faire leur service alors que lui était plus haut gradé. Il était passé par-là avant eux et avait déjà compris l’importance de se serrer les coudes. Il a toujours voulu être une figure de confiance pour eux, une personne vers qui ils pouvaient se tourner si besoin, si leur service était plus difficile à traverser que pour d’autres.

La nuit est bien avancée quand tout le monde décide de rentrer. Les plus jeunes chambres les plus vieux, Ka Eul en fait partie maintenant qu’il a passé le cap de la trentaine, mais il le prend avec le sourire, rétorquant qu’ils rigoleront moins quand leur tour viendra. Heureusement, il travaille d’après-midi et en soirée demain, il va pouvoir profiter de la matinée pour récupérer quelques heures de sommeil. Ka Eul sourit à Théo en retour. S’il a toujours essayé d’être présent pour ses cadets, avec le jeune homme s’est un peu différent. Il l’a beaucoup épaulé lors de son service, comme un grand-frère veillant sur son petit-frère.

- Oui, toi aussi ?

Ka Eul se doutait bien que le mot « raisonnable » ne ferait pas partie de son vocabulaire ce soir, alors il a préféré ne pas venir en voiture et faire un bout de chemin avec Théo ne le dérange pas.

- C’est vrai, comme quoi, rien n’est impossible. Qui sera le prochain à ton avis ?

Rien n'est impossible, sauf peut-être oublier Ha Neul… Il repousse bien vite cette pensée. Il ne sait pas comment ce situer vis-à-vis de tout cela. Il la revu il y a peu… Elle est venue à cet endroit qui était leur secret quand ils étaient au lycée… Où ils avaient l’habitude de refaire le monde sans se soucier du reste.

- Tu n’es pas trop fatigué ? Tu as des choses de prévues demain ?

Ka Eul profite de la lueur de fatigue qui brille dans le regard de Théo pour changer le cours de ses pensées et lancer la conversation.

Ka Eul est une personne importante dans la vie du plus jeune. Sans lui, son expérience du service militaire aurait potentiellement tourné au fiasco. Il se souvient encore du jour où il a annoncé à ses parents qu’il souhaitait faire son service, dès maintenant. Il aurait pu attendre la réception du courrier, l’invitant à rejoindre l’armée mais des circonstances inédites ont entraîné un choix inédit. A la perte de son meilleur ami, Theo avait besoin de se changer les idées. Pourtant, sur le papier, l’armée n’est pas le meilleur endroit pour se vider la tête. Toute forme de harcèlement existe encore dans cet univers. Dans son état, on pourrait s’inquiéter de le voir rater son intégration et subir presque deux années entières. Par chance, le jeune homme a réussi à rester sociable et à s’ouvrir aux autres, en l’honneur de son défunt ami. Néanmoins, les remords ne l’ont jamais réellement quittés mais c’est grâce à son supérieur que Théo a accepté de vivre avec. Parfois, il se demande si Ka Eul prêtait autant une oreille attentive aux autres. Aider les plus jeunes fait certainement partie intégrante de son métier, et dans ce cas, il est d’autant plus fier de le connaître. Mais d’un autre, il serait touché de savoir qu’il avait également été une exception auprès de son ami. Car oui, s’il existait une relation hiérarchique à cette époque, Theo avait eu comme un coup de coeur amical voire fraternel à son égard. Alors oui, il est toujours aussi heureux de poursuivre la soirée avec lui, pour un petit bout de chemin jusqu’au retour à leur domicile. “ Ouep. Je ne suis plus trop frais.. Je crois qu’aucun taxi ne voudra me prendre. “ Le métro est dans l’obligation d’accepter tout et n’importe qui. “ Hmm, je ne lancerais aucun pari mais Jin est peut-être en bonne voie ? T’en dis quoi, toi ? “ Mais personne ne les oblige à se parier. Quant à Théo, il est encore célibataire… Il a clairement un train de retard pour la société mais il s’en moque pas mal. Il faudrait déjà qu’il termine ses longues études. “ Pour l’instant, ça va.. J’aurais sûrement un coup de barre si je m’assoie dans le métro. Et toi ? “ Puis, il prend un temps d’arrêt et soupire, un peu gêné. “ Demain… Ah… Je compte aller au cimetière. “ Morbide, n’est-ce pas ? Quelle idée de dire ça en fin de soirée. “ C’est l’anniversaire… de sa mort alors… J’aurais peut-être dû faire attention à ne pas veiller aussi tard. “ Pour faire dans l’humour noir, son meilleur ami ne risque pas de bouger de place d’ici là. “ Et toi ? Tu bosses ? “ Il regarde autour de lui. “ C’est dommage que rien ne soit ouvert. J’ai envie de manger un bout. “ Une supérette ou autre chose. Theo n’est pas difficile.

Un sourire amusé se dessine sur les lèvres de Ka Eul. Theo est certainement plus sensible à l’alcool que son aîné et ce dernier ne va pas le laisser rentrer seul. Depuis son service militaire, il prend à cœur d’aider les plus jeunes. Cela lui vient probablement du fait d’être l’aîné de sa famille et d’avoir eu une petite sœur alors qu’il avait déjà une quinzaine d’années. Il a toujours été protecteur envers Ma Ri. En entrant à l’armée, il a reproduit ce schéma, attentif aux nouvelles recrues qui pourraient avoir besoin d’une oreille attentive, aux harcèlements qui pourraient sévir. Quand il a lui-même effectué son service militaire il en a été témoin. Il a eu la chance d’être épargné, mais Ka Eul aurait aimé avoir eu moins peur d’intervenir à l’époque. Quand il a pris en grade, il s’est promis de toujours rester attentif et d’intervenir en cas de besoin. Certains se font respecter par l’autorité, la crainte, de son côté, il préférait se montrer proche des recrues dont il avait la responsabilité. Ka Eul voulait qu’ils puissent avoir confiance en lui, qu’ils puissent se reposer sur lui et se tourner vers lui si besoin.

- Hm, je rejoins ton avis et peut-être Ah In aussi.

Tant que Theo ne l’inclut pas dans ceux qui pourraient bientôt se marier, il y a des chances pour que Ka Eul rejoigne toujours son avis. Dans un sens… Pourquoi Theo penserait que son aîné pourrait se marier dans un futur proche, alors qu’il ne lui a jamais parlé d’aucune relation sérieuse. Et ce n’est pas par volonté de lui cacher quoi que ce soit, mais plutôt parce qu’il n’y a rien à dire. Ka Eul est marié à son métier et… Il n’a jamais tourné la page sur une relation passée. Ce qui rend plus difficile d’aller de l’avant dans sa vie sentimentale. Il y a eu d’autres femmes depuis Ha Neul. Cependant, son passé l’a toujours rattrapé, jusqu’à ce qu’il lâche l’affaire. Ha Neul est revenue dans sa vie il y a peu… Il préfère juste ne pas en parler.

- Si tu t’endors, je te réveillerais au bon arrêt.

Ka Eul commence à fatiguer aussi, mais en tant qu’aîné, veiller sur plus jeune que lui sera toujours sa priorité. L’agent de police ne met pas longtemps à comprendre lorsque Theo lui parle de cimetière. Son meilleur ami. Theo lui a déjà parlé de ce qu’il s’est passé.

- Non, ce n’est pas morbide…

Cela fait partie de la vie. Continuer de faire vivre nos proches dans nos pensées et à travers les hommages qu’on leur rend. Ce n’est pas pour autant qu’il faut s’arrêter de vivre nous-mêmes. Le meilleur ami de Theo aurait préféré qu’il sorte et qu’il s’amuse, Ka Eul en est convaincu. Theo ne l’oublie pas pour autant, il a même prévu d’aller se recueillir sur sa tombe.

- Ça va aller ? Tu y vas seul ?

Son côté protecteur revient de plus belle. Theo sait que s’il a besoin de parler, ce n’est pas Ka Eul qui l’en empêchera. Il n’a même pas besoin de le lui dire.

- Je suis de service de nuit, alors j’ai toute la journée pour récupérer.

Le trentenaire fronce les sourcils. Dans une ville comme Séoul, il y a forcément quelque chose d’ouvert, peu importe l’heure qu’il est.

- On va bien trouver une supérette d’ouverte pour manger des nouilles instantanés, ce n’est pas le repas le plus diététique, mais c’est efficace pour la gueule de bois. La soupe aussi, ça te tente ?

Oui, Ka Eul parle par expérience… Au lycée, il était loin d’être un élève exemplaire… Et ses permissions une fois à l’armée, était aussi souvent un prétexte pour aller faire la tournée des bars. Il s’est bien calmé depuis cette époque.

Les deux joyeux lurons se retrouvent peut-être ensemble à cause de leur statut civil. Les prénoms des autres sont presque cités un par un, quand il n’est pas question une seule seconde de s’inclure dans le lot. Pour être complètement honnête, Théo est loin d’être prêt pour se marier. Son célibat persiste depuis quelques années, se distrayant de façon occasionnelle. Pour autant, quelque chose a récemment changé dans sa vie : il a l’impression d’avoir quelqu’un en vue. Il ne sait pas vraiment comment l’approcher de peur de l’effrayer, lui qui a perdu l’habitude de flirter. Les trois-quart du temps, il se comporte comme un beauf. Non, il n’a pas l’impression d’être lui-même quand elle est dans les parages. Ce n’est pas un défaut, juste un constat. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il peut toujours compter sur Kaeul. Toutefois, il s’abstient de faire une remarque bien sincère pour le charrier. “ On aura tout vu… C’est le plus vieux qui est plus apte à faire nuit blanche. “ Le français met sa main sur son coeur, simulant une crise cardiaque. Sa mort est toujours mieux jouée que celle de Marion Cotillard dans Batman. “ Aie, mon égo. “ Un rire tiré dans les graves s’échappe de sa cage thoracique alors qu’ils continuent de se diriger vers le métro. Prendre l’air semble le rafraîchir, lui qui empeste pas mal l’alcool. Dans une autre vie, il aimerait bien être une fleur, pour sentir la rose du début jusqu’à la fin de la journée. Son esprit est tellement fatigué qu’il pourrait répondre ainsi, si un malheureux lui demandait quel pouvoir il aimerait détenir. Ou mieux : celui de ressusciter les gens. Il a beau être entouré, il lui manquait toujours ce petit quelque chose pour qu’il soit pleinement heureux. Le temps a rendu Ryeo Théo moins amer sauf qu’il s’interdit de l’oublier. Comment le pourrait-il tandis qu’il évoque son nom en fin de soirée, détruisant malgré lui l’ambiance ? Il ne devrait pas s’en inquiéter. Il parle à Kaeul, pas à n’importe qui. Pourtant, il ne peut pas s’empêcher de se sentir bête. “ Je crois ? “ Ce n’est pas vraiment une réponse. Il se sent incapable de répondre par la négative dans l’immédiat. Il lit bien les intentions de son aîné. Celui-ci ne cherche pas non plus à les dissimuler. “ En fait, je me dis toujours que ça va aller cette fois mais… C’est toujours particulier quand je suis là-bas. “ Ça le ramène à la réalité de l’imaginer six pieds sous terre. “ Tu proposes de m’accompagner ? “ Ça serait con de mal interpréter. “ Tu sais, c’est pas dit que je fasse des éloges sur toi. “ Il échappe un nouveau rire tandis qu’un détour repas prend le dessus sur la bonne douche qui les attend, en rentrant. “ Avec tout le temps que tu passes à courir, tu peux t’offrir quelques exceptions. “ Il le gratifie d’un clin d'œil. “ Et qui serait capable de manger de la salade à cette heure-ci ? “ Il regarde dans les alentours, cherchant un konbini. A défaut d’avoir les yeux en face des trous, il lance une application. “ Y en a un à 5 minutes à pied. Il faut dépasser la station. “ Il range son smartphone dans la poche arrière de son jean. “ Comment ça va au travail d’ailleurs ? Désolé, je n’ai pas pris la peine de te demander. “  Quel horrible cadet, fait-il.

- L’avantage de faire des horaires de nuit. On apprend à vivre en décalé.

Son métier est prenant et Ka Eul compte encore moins ses heures en sachant qu’il n’a pas de vie de famille. Il doit évidemment s’occuper de ses chiens, mais c’est tout de même plus flexible. Peu importe s’il rentre tard, il n’est pas du genre à oublier le moment des promenades. C’est important pour le bien de ses animaux. Malgré la fatigue, il sait prendre le temps pour s’occuper d’eux. Ce sont des sacrifices à faire lorsqu’un animal entre dans notre vie. Tout ça pour dire, qu’effectivement, il a pris l’habitude des nuits blanches et des horaires décalés. Il peut bien tenir encore quelques heures. Tant qu’il prend le temps d’un minimum se reposer avant son service de nuit du lendemain. Ou plutôt de ce soir, vu l’heure qu’il est.

Le programme de Théo pour la journée qui s’annonce, ne le surprend. Il est au courant pour son meilleur ami. Le plus jeune lui en a déjà parlé. Ka Eul sait qu’aujourd’hui encore, c’est une épreuve difficile à traverser et il peut l’imaginer. Il sent que la réponse de Théo est hésitante, comme s’il n’osait pas lui dire la vérité. Est-ce que c’est le côté protecteur de Ka Eul qui le dérange ? Il le connaît à force, il doit bien se douter que la question de son aîné n’est pas innocente. Il n’a peut-être pas envie d’être accompagné pour aller sur la tombe de son ami. Ka Eul comprendrait tout à fait. Un sourire étire ses lèvres. Effectivement. Théo commence à bien le connaître.

- Si tu n’as pas envie d’y aller seul, je peux t’accompagner. Je ne veux pas imposer ma présence, tu as le droit de refuser. Juste… Si tu as besoin de soutient, je serai là.

Comme il l’a toujours été pendant son service militaire et après. Théo est presque devenu son petit-frère, au même titre que Ma Ri. Il sourit de nouveau. Il n’attendait pas d’éloge. Il comprend l’humour de son ami et voit cela comme une tentative d’éloigner la tristesse. Alors, il n’insiste pas sur ce sujet. Théo saura lui dire s’il veut être accompagné.

Il est vrai que Ka Eul est sportif. Entre la course à pied, la natation, les randonnées avec sa meute… Il se dépense comme il faut. Il faut dire que son métier requiert une certaine forme physique, il ne peut pas se permettre de se laisser aller. Il n’est pas non plus du genre à faire attention à ce qu’il mange. Comme Théo le dit si bien, il fait suffisamment de sport pour se le permettre et surtout… Il aime trop la bonne cuisine pour l’envisager. Sans rien ajouter, Ka Eul suit son ami dans la bonne direction.

- Tout se passe bien. C’est calme en ce moment.

C’est une bonne chose. Quand il est appelé d’urgence quelque part, ce n’est jamais bon signe. En ce moment, il fait surtout des patrouilles de routines dans le métro, la gare, etc. Dans sa vie professionnelle, ça va. C’est sa vie personnelle qui commence à partir dans tous les sens, mais il n’est pas certain d’avoir envie de tenir cette conversation ce soir. Pas qu’il ne fasse pas confiance à Théo, il en a juste bien assez parlé dernièrement, il n’a pas envie de revenir là-dessus. Son avenir incertain avec ou sans Ha Neul le tourmente bien assez. Ils arrivent finalement au konbini. Comme dans beaucoup de supérette de quartier dans le pays, ils peuvent acheter des nouilles instantanées et les consommer sur place, il y a tout ce qu’il faut. Son choix se porte sur un paquet façon jajangmyeon. Évidemment, rien ne vaut des jajangmyeon maison, mais pour ce soir il s’en contentera. Il prend aussi deux petites bouteilles d’eau. Il se tourne vers Théo.

- Tu prends quoi ? Tu veux un dessert ? C’est moi qui paie ce soir.

Ça lui fait plaisir, et il a l’habitude de prendre soin de ses cadets, il ne peut pas s’en empêcher.

Il aimerait réussir, un jour, à lui rendre visite seul sans être torturé pour le reste de la journée. Mais qu’est-ce qu’une journée à côté d’une vie gâchée ? La culpabilité de ne pas avoir vu sa détresse dans ses yeux restera gravé à jamais comme son amour pour son meilleur ami. Le perdre subitement et dans de telles circonstances rend le deuil bien plus délicat. C’est pour cette raison qu’il est toujours aussi bancal et hésitant quand il est question de s’aventurer vers le cimetière. La présence de Kaeul pourrait certainement le soulager, à l’image d’un souvenir datant de quelques années plus tôt. Il se résigne à poursuivre son objectif. Il ne doit pas avoir honte de réclamer de l’aide, surtout quand Kaeul est si altruiste. Il a de la chance d’avoir un tel aîné. Il lui offre un sourire. “ D’accord. Je veux bien que tu m’accompagnes. “ Pourquoi faire semblant ? Son cœur sera moins lourd en sa compagnie. Qui aimerait se faire souffrir un peu plus à cause de la solitude ? Parler de son ancien camarade en public lui fait toujours du bien. C’est une façon de rendre hommage à cette personne qui le mérite tant. Il regrette de ne plus avoir assez de liens avec les personnes de leur passé en commun. Il pourrait raconter leurs frasques pendant des heures. Enfin, pour le moment, il préfère prendre de ses nouvelles. Il est soulagé que Kaeul ne soit pas trop surmené au travail. “ Tant mieux. “ Il espère que ce n’est pas le calme avant la tempête mais dans ce milieu, on doit se préparer mentalement aux futures opérations. Il garde donc cette pensée pour lui, l’appel de la nourriture étant plus fort. “ C’est gentil… Je veux bien un pain aux haricots rouges. “ Il adore manger ce genre de pains briochés. A défaut de payer, il s’occupe de la préparation des ramyeons et ajoute un œuf pour parfaire le goût. “ Il n’y a rien de mieux qu’un petit repas improvisé après une soirée. “ Il s’étire de tout son être. Il tend ensuite des baguettes vers Kaeul. “ On trinque ? “ Avec leurs baguettes ? C’est surtout une façon de se souhaiter bon appétit. “ Je vais passer quelques jours à Busan d’ici peu. Tu veux que je te ramène quelque chose ? “ Une spécialité locale, par exemple.

Si Théo a besoin de soutien, Ka Eul sera évidemment à ses côtés. Il l’épaulait déjà autant que possible lorsqu’il était son supérieur à l’armée, il était payé pour cela. Même si aux yeux de Ka Eul, sa volonté de veiller sur ses cadets allait bien au-delà. La preuve, il a gardé bon contact avec certains d’entre eux, dont Théo. S’il a besoin de la présence d’un ami, Ka Eul sera là pour le soutenir.

- Je serai là. Tu me diras à quelle heure tu veux partir, je passerai te prendre.

Ka Eul ne travaille pas demain, il est de nuit. Il va donc prendre son post dans la soirée. Il a toute la journée devant lui. Il est vrai que c’est plutôt tranquille en ce moment. Le calme avant la tempête ? Il n’espère pas… Il arrive que son unité soit appelée pour des affaires peu réjouissante, une disparition par exemple. D’autres fois, c’est plus des postes de routines, comme lorsqu’il est assigné à l’aéroport pour le contrôle des bagages ou autres banalités. Séoul n’est pas le point centrale d’un trafic quelconque, ce qui n’empêche pas que les valises des voyageurs ne comportent pas que des substances légales… La législation étant différente en Corée du sud et aux USA, par exemple, il n’est pas rare que certains essaient de faire entrer sur le territoire des médicaments ou autres traitements, illégalement. Ka Eul règle leurs quelques courses et rejoins Théo pour s’installer près de la vitrine où un comptoir a été installé pour que les clients puissent consommer sur place.

- Tiens, ton pain aux haricots et une bouteille d’eau.

Vu ce qu’ils ont déjà bu, il vaut mieux se mettre au vert pour le reste de la nuit. De l’eau ne leur fera pas de mal. Ka Eul sourit et lève ses baguettes, qu’il fait s’entrechoquer avec celles de son cadet.

- A la tienne ! Hm, je veux bien que ramènes quelques hotteoks, Ma Ri sera ravie. Je te rembourserai. Et pour moi… Je veux bien que tu me rapportes de la bière Galmegi. Ça fait longtemps que je n’en ai pas bu. Tu vas rendre visite à tes parents ?

Il sait bien que Théo est originaire de cette ville portuaire. Il a raison de prendre du temps pour aller le voir.

- Et tes sœurs, elles vont bien ?

Être soutenu dans cette longue épreuve le fait sourire. Si Théo ne se sent jamais réellement seul dans ce monde, c’est toujours agréable de constater à quel point de rares amis sont prêts à être présent pour vous. Il aurait aimé en faire autant pour son meilleur ami mais la vie n’est parfois pas si évidente. Elle ne l’est jamais en réalité. Alors, il est bon de saisir toute opportunité. Il faut accepter le fait qu’on ait besoin d’aide ou d’être entendu. Peut-être que les années d’expérience de Kaeul lui ont permis d’assimiler une telle logique. “ Je te tiendrais informé. Merci. “ Sans le prévenir au dernier moment non plus. Ils fixeront l’heure du rendez-vous après une courte nuit de sommeil. En effet, les deux ne semblent pas vouloir rentrer directement et préfèrent dormir avec le ventre plein, histoire de supporter plus facilement la gueule de bois qui les attend. Théo le remercie une nouvelle fois quand son ami lui tend sa bouteille d’eau et le pain aux haricots rouges tant adoré. Il ne perd pas une seule seconde pour boire quelques gorgées pour se remettre de ses émotions. Puis, l’étudiant récupère ses baguettes et propose un nouveau genre de cérémonie pour se souhaiter un bon appétit. Ils échangent un rire. “ C’est noté. Mais quand tu me dis quelques ? C’est combien exactement ? Mari est gourmande, non ? “ Les hotteoks sont toujours une valeur sûre. “ Ils se sont installés à Séoul depuis peu. J’y vais pour revoir quelques copains de là-bas et puis j’aime bien cette ville ! <“ Ce petit séjour ressemblera à des vacances. “ Elles vont bien. La petite dernière grandit déjà trop vite. Regarde, j’ai quelques photos. “ Il dégaine son téléphone et montre les dernières photos. “ Je sens qu’elle va en faire tourner des têtes quand elle sera grande. Je lui avais acheté des petites chaussures trop mignonnes et ça lui va déjà plus !!! “ Il ajoute en plaisantant. “ Bientôt, c’est elle qui va réclamer des bières mais quand je vois les dégâts que ça cause chez Lily… J’espère qu’elle va prendre exemple sur son frère. “ Oui, enfin… On verra ça au réveil.  

Ka Eul se contente d’un sourire. Théo n’a pas besoin de le remercier. Ils sont amis, il est là pour ça aussi, pour le soutenir dans les instants moins amusants de la vie et l’épauler. S’il ne répondait présent que dans les bons moments, il serait un bien piètre ami. Peu importe l’heure à laquelle Théo décide de partir, le réveil risque de piquer demain matin. Heureusement, Ka Eul a l’habitude des nuits courtes avec son travail. Même si toutes ses nuits de garde ne sont pas digne d’un long-métrage d’action, devoir tenir éveillé jusqu’aux petites heures du matin, ce n’est pas toujours simple.

- Elle est plutôt gourmande oui, crois-moi, tu n’en rapporteras jamais de trop. Tu me diras combien je te devrais, quand tu rentreras ?

Installé pour grignoter et boire un coup, Ka Eul n’est pas mécontent de s’être posé un peu. Il en avait bien besoin. Ce n’est plus de son âge ce genre de soirée, pense-t-il ironiquement. C’est la trentaine qui frappe fort, ça.

- Ah, c’est chouette. Profite bien alors !

Il boit une gorgée d’eau et ne se fait pas prier pour entamer ses jajangmyeon. Il meurt de faim et le réalise seulement maintenant. L’effervescence de la soirée et son corps qui demande à éponger l’alcool qu’il a ingurgité, certainement.

- Elle est adorable. Ça me rappelle Ma Ri quand elle était petite.

Ka Eul a des souvenirs précis de sa sœur lorsqu’elle était enfant, puisqu’ils ont quinze ans d’écart. Il était déjà adolescent quand elle est née, ce n’est pas comme s’ils avaient été enfants en même temps et que ces souvenirs étaient trop lointains pour lui. Non, il se souvient de beaucoup de choses. Il faut dire aussi qu’il a souvent pris le relais pour s’occuper de sa petite-sœur quand leurs parents étaient occupés. Il assistait leur nourrice et il adorait ça.

- Profite bien qu’elle soit petite, ça grandit beaucoup trop vite, je sais de quoi je parle. Il n’y a pas longtemps, Ma Ri est venu me confier son premier crush pour un garçon… D’un côté, je suis flatté qu’elle me fasse suffisamment confiance pour m’en parler, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander qui est ce garçon et s’il ne lui brisera pas le coeur.

Enfin, pour le moment, ce n’est qu’un crush, la jeune sœur de Ka Eul n’est pas en couple, mais tout va tellement vite et elle a déjà seize ans…

- Qu’est-ce qu’il se passe avec Lily ?