1993 – 2004 ; t'as grandi à la campagne. T'as connu que ça durant toute enfance : les champs à perte de vue, la nature, les animaux. T'as surtout connu le jardin de tes grand-parents où tu passais la plupart de ton temps. Ton grand-père t'a enseigné tout ce qu'il savait sur la terre, les plantes, les animaux. T'étais scolarisé dans une petite ville à côté. Tous les enfants venaient des alentours ou de la ville même. Tous les enfants partageaient la campagne comme point commun. Tu te rendais à l'école en vélo la plupart du temps. Tu passais par les champs et tu t'élançais dans le long paysage qui s'ouvrait à toi. A l'école certain.e.s parlaient de devenir célèbres, de travailler dans la police ou dans l'enseignement. D'autres rêvaient de grimper jusqu'aux étoiles. Toi, tu persistais à dire que t'allais passer ta vie à la campagne, avec tes grand-parents, à t'occuper de leur grand jardin, à prendre soin d'eux, de vous.
2005 ; t'avais été obligé de quitter la campagne pour venir en ville. Et pas la petite ville où tu avais été jusque là, non. La grande ville. Celle avec la pollution, les gens agités, le vacarme, la foule.. t'avais dû quitter ton petit coin tranquille pour atterrir dans la jungle. Tout ça parce que ton père avait eu une proposition de travail – il gagnerait plus fin du mois, il aurait un poste plus élevé... mais il devait partir en ville. Ta mère trouva un travail quelques mois plus tard alors que toi tu tentais toujours de trouver ta place en ville. T'étais paumé, tu pouvais pas le dire autrement. La campagne te manquait. La verdure, le calme, les animaux et surtout tes grand-parents. Tu passais tes vacances chez eux mais à chaque fois que tu repartais avec la boule au ventre et les larmes plein les yeux. Ils te manquaient. La campagne te manquait – la ville t'effrayait. La ville et les gens. Pour tes camarades de classe t'étais celui arrivé au beau milieu de l'année. T'étais le petit campagnard perdu dans une ville trop grande. T'étais pas à jour sur la mode, la technologie, les groupes super cool qui passaient à la radio ou les derniers films en vogue. T'étais décalé – et à cause de ce décalage que tu n'avais jamais vu comme une faiblesse avant on se moquait de toi. On te montrait du doigt. On te considérait comme un alien. On t'évitait, t'ignorait. On t'insultait. On te brisait sans vraiment s'en rendre compte. Ton estime de toi chutait. T'étais jeune, naïf. Tu croyais ce qu'on disait de toi. Tu prenais les choses trop à cœur. Ca te blessait. En sport, on te choisissait en dernier pour former les équipes, on râlait quand t'en intégrais une – au point qu'un jour tu feintas la blessure pour rester sur le banc et juste observer. On ne voulait pas travailler avec toi pour les projets de groupes. On mettait à l'écart – tu restais à l'écart. Tes parents t'avaient dit que tu te ferais vite des ami.e.s. T'étais là depuis huit mois et t'étais toujours affreusement seul.
2008 ; t'as fugué. T'as pris tes affaires, tes livres préférés et t'as quitté l'appartement. Tes parents n'avaient rien remarqué, trop occupés à travailler. Ils ne s'en étaient rendus compte uniquement parce que tes grand-parents les avaient appelés. T'avais fini là-bas, chez tes grand-parents. Là où tu te sentais le mieux.
2009 ; le lycée. On t'avait dit que les gens changeraient, qu'ils prenaient en maturité, qu'ils grandissaient. Les moqueries ? Finies... En théorie, oui. En pratique, pas du tout. Les esprits mauvais restaient mauvais. Les personnes que tu avais connues au collège se moquaient encore de toi, entraînant de nouvelles personnes avec elles. On détruisait le peu d'estime de toi que tu pouvais avoir. On te blessait volontairement devant les autres pour gagner quelques rires. On te brisait. T'avais réussi à te faire des ami.e.s, mais celui que tu considérais comme ton meilleur ami te laissa tomber sans explications. Côté amour t'avais jamais réussi à te confesser. La seule fois où tu y avais pensé c'était pour cette camarade de classe mais ce n'était qu'une façade, derrière ton dos, elle se moquait ouvertement de toi avec ses amies. « J'suis pas aussi moche que ça quand même ? » – t'avais ravalé tes mots doux sans réussir à les digérer. En dernière année de lycée t'avais même pas songé dire à ce garçon qu'il te plaisait : celui qui comme toi quelques années auparavant était arrivé en milieu d'année. Grand, beau, athlétique, gentil, drôle... il avait toutes les qualités du monde et tout le monde l'appréciait. Il ne se moquait pas de toi, au contraire, il restait sage. Mais t'avais jamais osé lui dire qu'il avait réussi à faire battre ton cœur un peu plus fort. T'avais eu une période où tu refusais d'aller chez tes grand-parents – tu disais que c'était la honte mais en réalité c'était parce que tu savais que ta grand-mère arriverait à voir que rien n'allait. Tu voulais pas l'inquiéter – tes parents étaient trop occupés par le travail pour le faire. Ca t'arrangeait, d'être seul chez vous la plupart du temps ... ou bien ?
2017 ; L'université avait quelque peu changé ta vie. Les gens étaient différents, plus matures. On te jugeait moins, on te parlait un peu plus. Ce n'était pas l'euphorie tous les jours mais... tu t'en sortais. T'arrivais pas à oublier, cependant. Tu gardais en mémoire tous les mots que l'on t'avait lancé, toutes les moqueries reçues. Mais tu t'en sortais – jusqu'à ce que ta grand-mère décède. T'as toujours pas fait ton deuil à l'heure actuelle.
2021 ; t'as fini tes études depuis quelques temps maintenant. T'es toujours le même, toujours un peu en décalage avec le monde. La campagne te manque mais t'as réussi à t'habituer à la ville. Ton grand-père vit avec tes parents car il ne peut plus vivre seul désormais. La campagne lui manque, à lui aussi. Alors parfois tu prends ta voiture et tu l'y emmènes. Parce que le voir sourire est important pour toi.
Et ton sourire répond toujours au sien. Toi aussi t'es heureux de pouvoir revenir, revoir cette verdure, ces plantes, ces champs, ce paysage merveilleux, cet horizon dégagé. De pouvoir partager ces instants avec lui. De pouvoir te souvenir avec lui de tous les merveilleux moments passés ici. De pouvoir respirer.