C'est étrange comme le silence de la salle prend d'un coup quand les lumières se rallument. La fin de son service qui approche doucement. Et il se sent épuisé de sa soirée, à cavaler partout, à faire des boissons qu'on lui réclame ici et là. Et le gamin qui s'amuse, chantonne, danse un peu parfois et se sociabilise avec les clients. Il aime bien ce genre d'ambiance, loin des ambiances plus calmes d'un restaurant bien que la cuisine soit toujours quelque chose de très dynamique. Ici, lumières et musiques viennent compléter l'enthousiasme qui le prend chaque fois qu'il sert quelqu'un. Parfois, il se demande ce que son père pourrait penser de lui. Serait-il fier de son unique garçon ? Serait-il en colère qu'il ait refusé de se lancer dans les études longues ? Parfois, il s'installe près de la tombe et il parle à son père, comme s'il était à côté de lui, comme s'il allait lui répondre. Unique garçon de la petite fratrie qui compose la famille, celui qui doit prendre la casquette de figure masculine lorsque les flammes emportent leur père. Enfin désiré, cajolé, le premier né de la famille et celui qui porte la responsabilité de ses petites sœurs. Élève intelligent, sociable et impliqué, il est voué à faire de grandes études quand lui préfère quand même être auprès de ses parents, à venir montrer son petit nez dans la cuisine du restaurant familial. Il y découvre les mille et une façons de faire du poulet frit, les saveurs qui composent la panure. Un véritable plaisir pour le gamin de poser les assiettes sur les tables, de recevoir les compliments des femmes qui s'extasie sur sa bouille d'enfant. Et lui, il est content. Il grandit dans cette atmosphère particulière du restaurant, des câlins avec sa mère, des moments de pêche avec son père. Bien qu'il soit doux, gentil, bienveillant, il se battra une seule fois dans sa vie d'enfant pour défendre sa plus jeune sœur de garçons qui l'embêtaient. Il en ressort perdant mais fier de lui, fier d'avoir joué la carte du grand frère qui défend. Et devant son sourire et ses vêtements déchirés, ses parents perdent pied. Il ne se fait pas gronder, on lui demande simplement de ne plus recommencer. Et puis, un jour, sans savoir pourquoi. Parce que la vie décide de prendre. Tout s'arrête. Le restaurant prend feu, un soir après leur service. Son père reste coincé dans la réserve, Hansung essaie de l'aider et finit par s'évanouir. On le sauve en premier, on lui donne les premiers soins. Il est grièvement blessé, la peau brûlée sur une partie du torse, du haut du bras droit et dans le dos. La greffe atténue un peu les marques mais ça reste très visible, très moche. Il déteste. Il se déteste d'avoir laissé son père mourir. Il s'en veut, il s'excuse auprès de sa mère en pleurant. Il ne mérite pas de vivre et c'est elle qui l'épaule, qui l'aide à aller de l'avant. Pour elle, pour ses sœurs, pour la mémoire de son père, il quitte l'école et travaille. Hors de question qu'il laisse sa mère tout gérer seule. Seize ans, il commence comme coursier pour les grandes entreprises, cavale dans les rues de la grande ville sur son vélo. Puis, il devient livreur Uber Eats et il déteste ça. Les gens sont impolis et le salaire pas correct. Il quitte ce travail pour finir plongeur dans un restaurant chinois qui fait buffet. Ça l'emballe pas mais au moins, ça paie une partie des factures. L'autre partie, il l'économise, souhaitant reprendre un restaurant familial avec sa mère. Il travaille dur Hansung, mettant parfois sa santé de côté. Parce qu'il privilégie sa famille plutôt que lui. Et voilà maintenant quelques années qu'il travaille au Kurss. Il aime bien côtoyer les étudiants. Il aime bien ce qu'il y fait. Il a compris que quand il sourit aux filles, elles sont plus généreuses dans les pourboires. Et enfin, ce soir, il quitte son travaille une fois de plus, enfourche son scooter et regagne l'appartement qu'il partage avec sa mère. Et demain, il recommencera son service.