24 heures. On avait exactement 24 heures pour retourner à la base militaire, le temps d'évacuer un soldat en urgence par hélicoptère - que j'ai tenu à accompagner, non seulement parce que c'est mon patient et que je voulais m'occuper moi-même de lui, non, il y avait une autre raison. Si grâce à mon père, je bossais dans l'autre bout du pays, Tae Young était en ville. Et je ne trouverai probablement aucune autre occasion de le voir avant un moment.

6 heures. C'est tout ce qu'il me reste quand je sors de l'hôpital. Pas le temps de procéder à une retouche de maquillage, ni même de changer mon uniforme. Il a fallu mettre ma fierté de côté, admettre que par-delà tout sentiment négatif que j'ai pu nourrir pour lui, il y avait le manque et la certitude qu'on mérite mieux. C'est ainsi que je me retrouve devant la porte de son appartement, hésitante, peu confiante. Kim Hye Mi amoureuse, il fallait le voir pour y croire... je dresse l'oreille après avoir frappé, aucune réponse. Une voisine me prévient qu'il est sorti il y a une dizaine de minutes et, l'instant d'après, je suis dehors, engagée dans une course contre la montre.  

Je sais qu'il ne répondra pas à mes appels, mais je n'ai plus aucune autre solution. Je cours un peu partout, regarde tout le monde, le téléphone collé à mon oreille, et n'entendant presque plus que les échos des battements de mon cœur. Je m'arrête enfin, épuisée, désespérée, fixant un groupe de jeunes devant moi, le regard absent. Même Raon ne sait pas où il est exactement. Je me répète juste son nom avec insistance intérieurement, n'ayant aucun autre moyen de lui faire des reproches, quand soudain j'entends une sonnerie. Je me retourne, les doigts crispés sur le téléphone, pendant que mes prunelles se glissent le long de la silhouette que je m'attendais plus à voir aujourd'hui.  

Je m'approche lentement, la respiration encore saccadée, puis regarde ma montre. « Cinq heures, t'as un peu moins de cinq heures pour m'expliquer pourquoi tu te comportes comme ça, et t'en excuser. » je dis, d'une voix assurée, mes yeux fixement rivés dans les siens. Je sais pas si j'ai plus envie de sauter dans ses bras ou de rebrousser chemin, toujours vexée mais tellement heureuse de le revoir après cette douloureuse absence. « Ne pense pas à tourner les talons, je suis fatiguée mais je peux courir. » je préviens, sur un ton légèrement ironique. C'est à moi que ça fait le plus mal de ranger ma fierté ainsi au placard, mais c'est pas grand-chose, si ça peut le faire revenir dans ma vie.

Quand il me prend par le bras, je relève la tête, mon regard se perdant sur son visage, dans ses yeux dont je n'ai oublié aucune nuance. Il a suffi de ce simple geste pour me replonger dans des souvenirs, devenus acidulés depuis huit mois. Je veux continuer à lui en vouloir, lui crier que je l'ai trouvé lâche, qu'il aurait dû demander mon avis... mais je suis touchée qu'il pense à ma santé alors qu'il aurait pu m'ignorer comme il le fait depuis notre rupture. J'aimais tant ces petites attentions chez lui.

Partagée d'émotions contradictoires, je me décide à le suivre. Il est d'accord pour parler et je ne peux être plus satisfaite. Je commande le premier plat qui apparaît sur le menu du prêt-à-emporter, répondant ainsi à sa question, et ignorant à mon tour les gens qui nous dévisagent. Rendus à destination, j'attends qu'il ouvre la porte et qu'il me rejoigne à l'intérieur. Mon estomac a beau être vide, le repas me fait pas de l’œil. En fait, je n'ai d'yeux que pour le propriétaire des lieux.

Je m'assois tout de même sur le sofa, sachant qu'il tienne à ce que je me nourrisse. Étonnamment, dès la première bouchée, je me rends compte à quel point j'ai faim. « C'est ta faute, ça. » lui reproche-je, tout en mangeant, mais il a déjà dû remarquer. Je suis en train de sacrifier de précieuses heures de sommeil pour pouvoir lui parler, qui plus est. Mais tout cela n'a pas vraiment d'importance en ce moment.

Ce rendez-vous aurait bien pu être romantique si j'arrivais à effacer les huit derniers mois de ma mémoire. « T'es en tête-à-tête avec une jolie femme à qui tu as beaucoup manqué. Qu'est-ce que tu comptes faire ? » je demande, enfin. Espérant qu'il regrette, que je lui ai aussi manqué, qu'il veuille rectifier le tir. Après tout, c'est pas réellement fini, pas pour moi.

Voilà qu'il me recoupe l'appétit. Mes doigts se figent à quelques millimètres de la tasse de thé, avant que je puisse m'en saisir. Le ton de sa voix me rappelle le jour de notre rupture, les souvenirs se cognent dans ma tête, mais je garde un visage impassible, mon regard planté dans le sien pendant qu'il s'explique. Pourquoi, soudainement, devient-il la raison de notre rupture ? Il s'attend tout de même pas à ce que j'y croie, si ?

Je peux pas dire qu'il se montre pas convainquant, par contre. Curieusement, la fin de ses explications m'arrache un sourire. « Tu me déçois, tu devrais avoir plus confiance en moi. Bien sûr que je te connais. je réponds, sûre de ce que j'avance. Sun Tae Young est le genre de personne qui s'est pris trois balles pour sauver son supérieur, qui s'inquiète de la santé d'une femme avec qui il a coupé les ponts... et qui a même encore mon thé préféré chez lui. Sun Tae Young est un soldat, un vrai. Et un homme attentionné. »

Je me penche un peu en avant, pour prendre sa main dans la mienne. « Alors, ton passé m'est égal. Tu veux me tester ? Qui étais-tu il y a quinze ans ? je demande, les yeux brillants de détermination. Qu'il ait été un clochard, un trafiqueur de drogue, alcoolique ou même un esclave sexuel... ça fait partie du passé maintenant. Le Tae Young que j'ai devant moi est celui avec qui je veux passer ma vie. Et j'ai du mal à imaginer qu'un homme comme lui aurait été capable de quelque chose d'horrible. Peut-être qu'il est vraiment issu d'un milieu difficile comme le disent les rumeurs, je l'ai jamais entendu parler de ses parents aussi. Il pourrait rien me dire, ça m'irait. Mais tant qu'on y est, autant aller jusqu'au bout. Contrairement à ce qu'il imagine ou espère, je veux juste m'informer davantage sur l'homme que j'aime puisque l'occasion se présente, non le juger ou évaluer sa vie.

Mon estomac se noue davantage quand il retire sa main, je dois avouer que je le supporte moyen, quand bien même en a-t-il légitimement le droit maintenant. « Tae Young... » Alors que ma seule préoccupation est de le convaincre qu'on mérite mieux, lui se lance dans une tentative de me faire fuir. Je l'écoute néanmoins, loin de m'imaginer qu'il avait traversé tant de choses.

Dans toute l'histoire, je note surtout qu'il avait un fort sens de responsabilité depuis son enfance. Aussi vois-je mieux pourquoi il n'est pas allé loin dans ses études. Quand il fait une pause, juste avant que le "pire salaud du lot" ne débarque dans l'histoire, je me permets une remarque. « Si je peux me permettre... ta mère n'était pas parfaite, mais elle t'a pas abandonné malgré tout. » C'est qu'elle doit avoir un semblant d'instinct maternel, si on cherchait bien. Après tout, j'entends souvent parler d'enfants abandonnés dès leur naissance, ou mis à la porte dès l'adolescence parce que leur mère aurait rencontré quelqu'un et qu'il veuille pas d'un enfant. Cette femme a tout de même eu le courage de le garder.

La suite des évènements m'inquiète, par contre. « Continue. Qu'est-ce qu'il s'est passé avec cet homme ? Il t'a fait quelque chose ? » Ou était-ce l'inverse ?

En attendant sa réponse, je ne perds pas des yeux le but de cette histoire. Il veut me faire voir toute la différence qu'il y a entre son monde et le mien. C'est vrai que ça fait un bon contraste avec ma vie, mais celle-ci n'était pas facile non plus. Je suis née avec l'étiquette "peste dépensière", prédestinée à me marier avec un homme que mes parents auraient choisi, et à passer ma vie à élever les futurs héritiers. J'ai dû faire mes preuves, n'ai obtenu la reconnaissance de mon paternel qu'après une vingtaine d'années d'efforts. Et la mort de mon frère m'a été annoncé depuis une chaîne nord-coréenne après des semaines sans nouvelles. Certes, sa vie était plus dure, mais je crois que nos deux mondes sont seulement différents en apparence. Tae Young et moi, on s'est tous les deux battus pour la vie qu'on voulait mener.

Sa mère est la personne la plus irresponsable au monde, ça je le comprends. Qu'il ne parle pas d'elle, ne m'étonne plus du tout. J'aurais dit qu'elle reste malgré tout sa mère, mais je sais ce qu'il va me répondre. Ça ne me regarde malheureusement plus. Par contre, si ce Yi Jae était la raison de son mal-être au passé, sans lui, Tae Young ne serait pas devenu l'homme qu'il est aujourd'hui. Je me sens désolée pour les victimes de sa violence, mais c'était pas par choix qu'il leur avait infligé tant de mal. Aussi lâche et égoïste que cela puisse paraître, au fond, il a surtout cherché à protéger sa famille. Non, il n'est pas comme les ordures qu'il traque. Eux, cherchent l'argent, la gloire, et sont peut-être juste assoiffés de sang. Lui se défendait. « C'est pas pareil car je suis prête à parier que tu lui as tourné le dos quand tu le pouvais, n'est-ce pas ? »

Sans m'étendre là-dessus vu son but, je baisse la tête vers le sol, réfléchissant quelques instants avant de planter mon regard dans le sien, énervée. « Mais soit, t'as été une personne violente, une ordure, tout ce que tu veux. Ça m'est égal à présent, alors arrête Tae Young, ARRÊTE !  » crie-je, les yeux rougis. Qu'est-ce que je dois encore supporter ? Ma respiration commençant à s'accélérer sous le coup de la colère, j’enchaîne sans me rendre compte que le ton de ma voix monte de plus en plus : « Le commandant le sait ? Il t'a fait de la pression à cause de ça alors ? C'est pourquoi tu as coupé court à notre relation ? »

Que des théories, mais je commence à comprendre. Si mon père a vraiment fait une chose pareille... je déglutis difficilement, puis sors mon portable et cherche son numéro. « Si tu me le dis pas, alors je vais devoir lui demander. » Ma voix est devenue bien plus calme qu'il y a dix secondes, mais je me sens au bout du rouleau, trahie par les deux hommes que j'aime le plus au monde.