y a un moment, triste, où on est obligés de réaliser que tout n'est pas comme on le voit
que la réalité, chacun l'enjolive, avec des filtres devant les yeux - les grands appellent ça fantaisies
y a ce moment où la vie nous revient en travers de la gueule, comme un boomerang
où le karma intervient, et on est impuissant
ce moment, j'le vis depuis ma naissance.

ils ont coupé nos vies en années
d'abord en millénaires, mais c'était trop grand pour l'humain, beaucoup trop
puis en minutes, et ça leur semblait si long d'exister
donc ils ont adopté les années, parce que ça leur semblait beau

j'ai toujours cru qu'on était pas là par hasard, qu'on avait tous une fonction - moi, je suis là pour myungpan
myungpan, c'est mon frère, mon jumeau ; il est... il est comme peter pan : inaccessible
il est moi, mais j'ai jamais réussi à être lui, je crois
alors j'essaye simplement d'être à lui, je crois que ça me suffit
& myungpan m'a toujours dit qu'il m'aimait, ingénu

((on est nés en même temps, un joli jour - celui de l'amour
enfin, en même temps... lui c'était un peu avant))
ça a toujours été l'inverse avec pan, pourtant : moi devant, et lui derrière
je trouvais ça triste, mais lui il aimait mon dos
alors j'le faisais monter dessus, parce que j'étais plus grand
((je le suis encore))

une belle famille, monoparentale ; une mère qui travaille tout le temps, qui n'a jamais de temps pour ses enfants
alors ses enfants, ils se soutiennent entre eux
on était cinq ((c'est beaucoup, cinq))
trois garçons, et deux filles - ça fait... garçon, fille, garçon garçon, fille
moi et pan, on est au milieu ((lui, il l'est un peu plus - il est stable pan, moi j'ai toujours été bancal, je crois))
mais j'aime vraiment que pan, parce qu'il a toujours été là avec moi
depuis que je suis né
((& l'aîné ?
il est plus là))

maintenant on est quatre, parce que haneul n'existe plus - c'était la première fois que ça nous arrivait à tous, de voir ça
moi & pan on a toujours pris soin de lui, c'était une brindille fragile, il savait pas se débrouiller tout seul
mais ça suffisait pas, deux gamins pas très agiles qui lui donnaient à manger, qui l'aidaient à se laver
ça suffisait pas et maman dit que c'est les grands de là-haut qui l'ont pris.

c'est à partir de là que ma réalité à moi, elle s'est froissée

un peu comme une chemise, qu'on aurait laissé trop longtemps dans un vieux placard
sans même la plier, juste roulée en boule ; & quand on la sort, faut des efforts de malade pour qu'elle redevienne belle et lisse
((pour moi, j'crois qu'ils ont même pas essayé - j'resterais dans le placard, j'ai envie d'me dire que j'y suis bien))
et quand j'en sortirais, p'tête que j'arriverais à dire la vérité

c'est devenu un jeu, de penser comme ça ; j'reste dans mon placard, jusqu'au jour où on essaye de m'en sortir
si j'en sors, j'dis tout.
le souci, c'est que j'ai plus rien à dire, maintenant - y a tout qui s'est effacé, petit à petit
& me voilà comme un con, le cul entre deux chaises, pan derrière moi & les deux donzelles qui attendent qu'on prenne une décision
((maman ? pas là))

(uc)